La directive européenne sur la transparence salariale adoptée le 10 mai 2023 marque un tournant décisif dans la lutte contre les inégalités de rémunération entre les femmes et les hommes au sein de l’Union européenne. Ce texte ambitieux, fruit d’années de négociations, vise à briser le tabou des salaires qui persiste dans de nombreux pays européens et qui contribue à maintenir des écarts de rémunération injustifiés. Avec un écart salarial moyen de 13% en défaveur des femmes en 2023 dans l’UE, la Commission européenne a choisi d’agir en imposant des mesures contraignantes pour les États membres.
Cette directive 2023/970 s’attaque à l’opacité des rémunérations, identifiée comme l’un des principaux obstacles à l’égalité professionnelle. En imposant la transparence dès le stade du recrutement, notamment via l’obligation d’inclure des fourchettes salariales dans les offres d’emploi, le législateur européen entend rééquilibrer le rapport de force entre employeurs et salariés. Désormais, les candidats, en particulier les femmes, disposeront d’informations cruciales pour négocier leur rémunération sur des bases plus équitables.
Au-delà de cette mesure phare, la directive instaure un ensemble de dispositifs complémentaires : interdiction de questionner les candidats sur leurs rémunérations antérieures, droit à l’information pour les salariés sur les niveaux de rémunération par genre, mise en place d’audits salariaux obligatoires pour les entreprises de plus de 100 salariés. Cette approche systémique vise à agir simultanément sur plusieurs leviers pour accélérer la réduction des écarts.
Pour la France, qui dispose déjà de l’index de l’égalité professionnelle depuis 2019, la transposition de cette directive d’ici juin 2026 représente un défi organisationnel mais aussi culturel. Dans un pays où parler ouvertement d’argent reste souvent tabou, l’introduction d’une transparence accrue des salaires pourrait provoquer de profondes transformations dans les relations de travail et les pratiques managériales.
Derrière ces mesures techniques se dessine un projet de société plus égalitaire, où le travail des femmes serait enfin valorisé à sa juste valeur. La directive européenne transparence salariale constitue ainsi bien plus qu’une simple évolution législative : elle représente un puissant levier de changement social, susceptible de corriger des inégalités structurelles persistantes depuis des décennies.
Contexte et ampleur des inégalités salariales en Europe
L’Union européenne fait face à une réalité économique persistante : malgré des décennies de politiques en faveur de l’égalité des genres, les femmes continuent de percevoir des rémunérations significativement inférieures à celles des hommes. En 2023, l’écart moyen de rémunération horaire brute entre les sexes s’élève à 12,7% dans l’ensemble des États membres, un chiffre qui masque d’importantes disparités nationales. Dans certains pays comme l’Estonie, cet écart peut atteindre 21,3%, tandis que le Luxembourg parvient à le maintenir sous la barre des 5%.
La France, malgré son image de pays progressiste en matière d’égalité, affiche un écart salarial de 15,4% dans le secteur privé à temps de travail équivalent. Plus troublant encore, ce phénomène n’épargne pas la fonction publique : les femmes fonctionnaires y perçoivent en moyenne 13,9% de moins que leurs homologues masculins à poste et ancienneté comparables. Cette situation paradoxale dans un secteur où les grilles salariales sont pourtant standardisées révèle l’existence de mécanismes discriminatoires subtils mais systémiques.
Il est important de distinguer deux approches dans la mesure des écarts salariaux : l’écart de rémunération horaire (à temps de travail égal), qui reflète les différences de traitement à poste et temps de travail équivalents, et l’écart de rémunération global, qui inclut les effets du temps partiel, plus fréquent chez les femmes. Si l’on considère ce second indicateur, l’écart s’élargit considérablement pour atteindre près de 22% en moyenne dans l’UE, révélant ainsi l’impact du temps partiel subi et des interruptions de carrière sur les revenus des femmes.
Les causes de ces écarts sont multifactorielles et profondément ancrées dans nos structures sociales et économiques. La ségrégation horizontale du marché du travail constitue un premier facteur explicatif : les femmes demeurent surreprésentées dans des secteurs traditionnellement moins valorisés financièrement, comme l’éducation, les soins ou le travail social. Comme le souligne un rapport de la Commission européenne publié en 2022, « cette dévalorisation des métiers féminisés reflète des biais culturels persistants sur la valeur relative des contributions selon le genre ».
Un deuxième facteur réside dans la ségrégation verticale : le fameux « plafond de verre » qui limite l’accès des femmes aux postes de direction les mieux rémunérés. Dans les entreprises du CAC 40, seuls 11% des postes de direction exécutive étaient occupés par des femmes en 2022, malgré les progrès réalisés dans la composition des conseils d’administration.
À ces facteurs structurels s’ajoute une dimension plus pernicieuse : la discrimination directe lors de la négociation salariale. Une étude menée par l’INED en 2021 révèle que 62% des femmes ne négocient pas leur salaire à l’embauche, contre seulement 34% des hommes. Cette réticence s’explique notamment par l’asymétrie d’information qui caractérise le processus de recrutement : sans connaissance préalable des fourchettes salariales pratiquées, les candidates se trouvent en position défavorable pour évaluer la justesse d’une offre.
La transparence des rémunérations apparaît donc comme un levier essentiel pour rompre ce cercle vicieux. Les pays nordiques, pionniers en la matière, démontrent l’efficacité de cette approche : la Suède, qui a mis en place des mesures de transparence salariale dès les années 1990, affiche aujourd’hui l’un des taux d’écart salarial horaire les plus faibles d’Europe (environ 7%). De même, l’Islande, premier pays à avoir rendu obligatoire la certification d’égalité salariale pour les entreprises en 2018, a vu son écart de rémunération diminuer de près de 5 points en cinq ans.
Face à ces données probantes, la directive européenne transparence salariale s’inscrit dans une démarche pragmatique fondée sur les preuves. Elle répond à un constat simple : sans obligation légale de transparence, les écarts de rémunération tendent à se perpétuer et même à s’accentuer au cours de la carrière, avec des conséquences dramatiques sur le niveau des pensions de retraite des femmes, inférieures de 29% en moyenne à celles des hommes dans l’UE.
Les mesures clés de la directive européenne transparence salariale
La directive européenne sur la transparence salariale (2023/970) adoptée le 10 mai 2023 constitue une avancée législative majeure dans la lutte contre les inégalités de rémunération fondées sur le genre. Ce texte déploie un arsenal de mesures complémentaires visant à agir sur l’ensemble du cycle de vie professionnelle, depuis le recrutement jusqu’à la progression de carrière. Examinons en détail les dispositifs les plus emblématiques de cette réglementation.
Transparence des salaires dès l’offre d’emploi
La mesure la plus visible pour le grand public concerne l’obligation pour les employeurs de communiquer des informations sur la rémunération dès la publication des offres d’emploi. L’article 5 de la directive stipule que les entreprises devront désormais mentionner « des informations sur la rémunération initiale ou la fourchette de rémunération initiale » pour chaque poste à pourvoir. Cette disposition rompt avec des pratiques fortement ancrées, particulièrement en France où, selon une étude de HelloWork publiée en 2023, seulement 11% des offres d’emploi du CAC 40 mentionnaient explicitement le salaire proposé.
Cette obligation s’accompagne d’une interdiction formelle pour les employeurs de demander aux candidats des informations sur leurs rémunérations antérieures. Cette pratique, jusque-là courante, est identifiée comme un facteur perpétuant les discriminations salariales : une femme auparavant sous-payée risquait de voir cette inégalité se prolonger dans son nouvel emploi, la rémunération passée servant souvent de base de négociation. Comme l’explique Catherine Bonneville-Morawski, experte en politique salariale : « L’interdiction de questionner sur les salaires précédents empêche la reproduction des inégalités d’un employeur à l’autre et oblige l’entreprise à se positionner en fonction de la valeur réelle du poste. »
Droit à l’information pour les salariés en poste
Au-delà du moment du recrutement, la directive renforce considérablement les droits des salariés déjà en poste. Tout travailleur pourra désormais demander à son employeur des informations sur son niveau de rémunération individuel et sur les niveaux de rémunération moyens ventilés par sexe pour les catégories de travailleurs effectuant un même travail ou un travail de même valeur.
Concrètement, un salarié pourra savoir si ses collègues de même niveau hiérarchique et à compétences équivalentes sont mieux rémunérés que lui, et si cette différence reflète un écart entre les sexes. Cette mesure s’inspire directement du modèle islandais, où ce droit à l’information a permis de réduire significativement les écarts injustifiés. La directive précise toutefois que ces informations devront être communiquées dans le respect des règles de confidentialité des données personnelles, généralement sous forme de moyennes anonymisées par catégorie.
Audits salariaux obligatoires pour les grandes entreprises
Pour les organisations de plus grande taille, la directive impose des obligations renforcées. Les entreprises comptant au moins 100 salariés devront produire régulièrement un rapport sur les écarts de rémunération entre les travailleurs féminins et masculins. Ce rapport devra inclure :
- Une analyse des proportions de travailleurs féminins et masculins dans chaque quartile de rémunération
- Les écarts de rémunération moyens entre tous les travailleurs féminins et masculins
- Les écarts de rémunération médians entre tous les travailleurs féminins et masculins
- Les écarts de rémunération par catégories de travailleurs effectuant un même travail ou un travail de même valeur
Plus contraignant encore, si ces rapports révèlent un écart de rémunération entre les sexes supérieur à 5% pour un même travail ou un travail de même valeur, l’employeur sera tenu de procéder à une évaluation conjointe avec les représentants du personnel et d’élaborer un plan d’action correctif dans un délai raisonnable. Cette disposition instaure de facto une obligation de résultat, là où les législations précédentes se contentaient souvent d’une obligation de moyens.
Définition du « travail de même valeur » : une innovation conceptuelle
Une avancée majeure de la directive réside dans la définition précise et opérationnelle de la notion de « travail de même valeur », concept juridiquement flou jusque-là. Le texte établit que l’évaluation doit s’appuyer sur « des critères objectifs qui incluent les exigences en matière d’éducation, de formation et de qualification professionnelles, les compétences, les efforts et les responsabilités, les travaux effectués et la nature des tâches concernées. »
Cette définition permettra, par exemple, de comparer des métiers traditionnellement féminisés avec des métiers à prédominance masculine requérant des compétences similaires mais bénéficiant historiquement d’une meilleure valorisation salariale. On pourrait ainsi évaluer comparativement un poste d’aide-soignante et un poste d’agent de sécurité, deux métiers exigeant des niveaux de formation équivalents, impliquant des horaires décalés et une forme de pénibilité, mais dont les grilles salariales sont souvent distinctes au détriment du métier féminisé.
Protection contre les représailles et sanctions dissuasives
La directive prévoit également un cadre protecteur pour les salariés qui exerceraient leurs droits à l’information ou qui signaleraient des cas de discrimination salariale. Les États membres devront mettre en place des mécanismes garantissant que ces personnes ne subiront aucunes représailles professionnelles.
En matière de sanctions, le texte exige qu’elles soient « effectives, proportionnées et dissuasives ». Certains pays, comme l’Allemagne, envisagent déjà des amendes pouvant atteindre 2% du chiffre d’affaires annuel pour les entreprises récidivistes. Par ailleurs, la directive renverse partiellement la charge de la preuve : en cas de présomption de discrimination salariale fondée sur des données objectives, ce sera à l’employeur de prouver l’absence de discrimination, et non plus au salarié de démontrer son existence.
Calendrier de mise en œuvre progressive
La directive prévoit une application échelonnée selon la taille des entreprises :
- Pour les entreprises de plus de 250 salariés : obligation de reporting dès la première année suivant la transposition
- Pour les entreprises de 150 à 249 salariés : délai de trois ans après la transposition
- Pour les entreprises de 100 à 149 salariés : délai de cinq ans après la transposition
Cette progressivité vise à permettre aux plus petites structures de s’adapter sans contraintes administratives disproportionnées. Néanmoins, les dispositions relatives à la transparence des offres d’emploi et au droit à l’information s’appliqueront à toutes les entreprises dès l’entrée en vigueur de la loi de transposition.
Par cet ensemble cohérent de mesures, la directive européenne transparence salariale ambitionne de transformer profondément les pratiques de rémunération au sein de l’Union. Elle constitue sans doute l’initiative législative la plus ambitieuse jamais adoptée à l’échelle européenne pour réduire concrètement les inégalités de genre dans la sphère professionnelle.
La France face à la directive : état des lieux et transposition à venir
La France occupe une position paradoxale face à la directive européenne sur la transparence salariale. D’un côté, elle fait figure de pionnière avec son index de l’égalité professionnelle instauré par la loi Avenir professionnel de 2018. De l’autre, elle affiche encore des résistances culturelles profondes à la transparence des rémunérations, aspect qui constitue le cœur de la directive européenne. Cette dichotomie rend le processus de transposition particulièrement intéressant à analyser.
L’index de l’égalité professionnelle : un outil précurseur mais incomplet
Depuis 2019, les entreprises françaises de plus de 50 salariés sont tenues de publier annuellement leur index de l’égalité professionnelle femmes-hommes. Ce dispositif innovant évalue les entreprises sur 100 points selon cinq critères :
- L’écart de rémunération entre les femmes et les hommes (40 points)
- L’écart dans les augmentations annuelles (20 points)
- L’écart dans les promotions (15 points)
- Les augmentations au retour de congé maternité (15 points)
- La présence de femmes parmi les plus hautes rémunérations (10 points)
Les entreprises n’atteignant pas un score minimal de 75 points s’exposent à des sanctions financières pouvant atteindre 1% de leur masse salariale annuelle. En 2024, selon le ministère du Travail, 98% des entreprises concernées publient effectivement leur index, avec une note moyenne de 87/100, ce qui témoigne d’une appropriation réussie de l’outil.
Cependant, malgré ces apparents bons résultats, l’index français présente des limites substantielles que la directive européenne transparence salariale vient précisément combler. En premier lieu, le système de notation actuel permet paradoxalement à une entreprise d’obtenir un score supérieur à 75 points tout en maintenant des écarts salariaux significatifs. Comme l’explique Sophie Pochic, sociologue au CNRS : « L’index dilue la question centrale des écarts de rémunération dans une note globale qui peut masquer des inégalités persistantes sur certains critères. »
Autre faiblesse majeure : l’index ne garantit pas la transparence individuelle des rémunérations. Un salarié français ne peut actuellement pas savoir s’il est moins bien payé que ses collègues à poste équivalent, contrairement à ce que prévoit la directive européenne. Enfin, la définition du « travail de même valeur » reste floue dans la législation française, ce qui rend difficile les comparaisons entre différents métiers à prédominance féminine ou masculine.
Le calendrier de transposition et les enjeux législatifs
La France dispose jusqu’au 7 juin 2026 pour transposer la directive en droit national. Ce délai, apparemment confortable, masque des défis législatifs considérables. Un comité de pilotage interministériel a été constitué dès janvier 2024 pour préparer cette transposition, associant les ministères du Travail, des Droits des femmes et de l’Économie.
Le Haut Conseil des rémunérations, instance consultative créée en 2023, a été officiellement saisi pour émettre des recommandations sur les modalités pratiques de mise en œuvre. Ce conseil, qui réunit partenaires sociaux et experts, a tenu sa première séance dédiée à la directive le 4 mars 2024.
Selon les premières orientations communiquées, la France s’orienterait vers une intégration des nouvelles exigences européennes au sein du dispositif existant plutôt que vers la création d’un système parallèle. « Nous privilégions une approche de convergence qui capitalise sur l’index tout en l’enrichissant des dimensions de transparence imposées par la directive », indiquait en février 2024 un représentant du ministère du Travail.
Parmi les questions législatives à trancher figure notamment le seuil d’application des audits salariaux obligatoires. La directive fixe ce seuil à 100 salariés, mais la France pourrait choisir de l’abaisser à 50 salariés pour l’aligner sur celui de l’index actuel, créant ainsi un continuum de réglementation. Cette option est fortement soutenue par les organisations syndicales mais suscite l’opposition du patronat.
Les positions des acteurs sociaux français
Le processus de transposition révèle des clivages importants entre les différentes parties prenantes. D’un côté, les organisations patronales, Medef et CPME en tête, plaident pour une transposition a minima, limitée aux entreprises de plus de 250 salariés dans un premier temps. Elles invoquent la charge administrative pour les PME et demandent des « garde-fous » concernant la définition des fourchettes salariales dans les offres d’emploi.
À l’opposé, les syndicats de salariés militent pour une transposition ambitieuse. La CGT a notamment publié en décembre 2023 un rapport intitulé « Pour une transparence salariale effective », dans lequel elle réclame l’extension des obligations à toutes les entreprises de plus de 50 salariés dès l’entrée en vigueur de la loi. Elle propose également un renforcement des sanctions, incluant la nullité des contrats comportant des clauses discriminatoires.
Dans ce débat, la position du gouvernement semble médiane, privilégiant une approche progressive tout en affirmant vouloir faire de la France « un modèle d’égalité salariale en Europe ». Le rapport de forces législatif déterminera l’ambition finale du texte de transposition, dont le premier projet est attendu pour début 2025.
La question épineuse des fourchettes salariales
L’obligation d’afficher des fourchettes de rémunération dans les offres d’emploi constitue sans doute l’aspect le plus révolutionnaire pour la culture française. Contrairement aux pays anglo-saxons ou nordiques, la France entretient un rapport complexe à l’argent, souvent considéré comme un sujet tabou. Selon un sondage OpinionWay de 2023, 78% des Français estiment qu’il est inapproprié de parler de son salaire en société, un chiffre qui dépasse largement la moyenne européenne (53%).
Cette particularité culturelle explique les résistances rencontrées. Les organisations patronales militent pour que la transposition prévoie des fourchettes suffisamment larges pour préserver des marges de négociation. Elles s’appuient sur l’exemple allemand, où la directive a été transposée en autorisant des écarts allant jusqu’à 30% entre le minimum et le maximum de la fourchette affichée.
Face à ces tentatives de dilution, le Défenseur des droits a pris position en janvier 2024 pour demander « des fourchettes salariales raisonnables et représentatives de la réalité des rémunérations pratiquées dans l’entreprise ». Il recommande que l’amplitude maximale soit limitée à 15% pour garantir une information véritablement utile aux candidats.
Cette bataille autour de la définition des fourchettes illustre parfaitement les tensions qui traversent le processus de transposition français, entre volonté de préserver des marges de manœuvre et ambition d’une réelle transparence transformative.
Impact sur les employeurs : nouvelles obligations et défis organisationnels
La directive européenne transparence salariale va induire des transformations profondes dans les pratiques de gestion des ressources humaines et la politique de rémunération des entreprises françaises. Ces changements, bien que potentiellement coûteux à court terme, pourraient s’avérer bénéfiques à plus long horizon en améliorant l’attractivité et la fidélisation des talents.
Révolution dans les processus de recrutement
La première conséquence opérationnelle de la directive sera la refonte complète des processus de recrutement. Les entreprises devront non seulement afficher des fourchettes de rémunération dans leurs offres d’emploi, mais également formaliser davantage leurs grilles salariales. Selon une étude publiée par Robert Half en 2023, 90% des candidats considèrent le salaire comme le premier critère de réponse à une offre. L’affichage systématique des rémunérations va donc potentiellement rebattre les cartes de l’attractivité entre entreprises.
Cette nouvelle donne oblige les DRH à anticiper plusieurs évolutions majeures. D’abord, un travail d’harmonisation des pratiques salariales devient indispensable. Comme l’explique Arnaud Gilberton, directeur du cabinet Ethikonsulting : « Les entreprises qui pratiquaient jusque-là des rémunérations variables selon les profils pour des postes identiques vont devoir justifier ces écarts par des critères objectifs comme l’expérience, les compétences certifiées ou la performance mesurable. »
Ensuite, les départements recrutement devront former leurs équipes à de nouvelles méthodes d’entretien, puisque la négociation salariale traditionnelle fondée sur l’asymétrie d’information ne sera plus possible. L’interdiction d’interroger les candidats sur leurs rémunérations antérieures impose de développer d’autres approches pour évaluer la valeur d’un profil sur le marché.
Restructuration des systèmes de rémunération
Au-delà du recrutement, c’est l’ensemble de la politique salariale qui devra être repensée. Les entreprises seront contraintes d’élaborer des grilles de rémunération plus structurées et transparentes, fondées sur des critères objectifs d’évaluation des postes. Cette évolution constituera un changement culturel majeur, particulièrement dans les secteurs où la personnalisation des packages de rémunération était la norme.
Pour les entreprises de plus de 100 salariés soumises à l’obligation d’audit, l’enjeu est double : non seulement mettre en place des systèmes de collecte et d’analyse des données salariales, mais aussi anticiper les actions correctives qui seront nécessaires en cas d’écart supérieur à 5%. Selon une simulation réalisée par le cabinet Willis Towers Watson en 2022 sur un échantillon de 200 entreprises françaises, 48% d’entre elles dépasseraient actuellement ce seuil critique et devraient donc engager des rattrapages salariaux potentiellement coûteux.
Une analyse publiée par l’ANDRH (Association Nationale des DRH) estime que ces rattrapages pourraient représenter une augmentation de la masse salariale de 2 à 3% pour les entreprises concernées. Cependant, ces coûts doivent être mis en perspective avec les risques juridiques et réputationnels auxquels s’exposent les organisations qui maintiendraient des écarts injustifiés.
Opportunités stratégiques et avantages concurrentiels
Si la directive est souvent perçue sous l’angle contraignant, elle offre également des opportunités stratégiques pour les entreprises qui sauront s’en saisir proactivement. La transparence salariale peut devenir un levier d’attractivité, particulièrement auprès des nouvelles générations qui valorisent les organisations engagées sur le plan éthique et social.
Certaines entreprises françaises ont d’ailleurs anticipé ces évolutions. L’éditeur de logiciels Doctolib a par exemple mis en place dès 2022 un système de « career levels » associé à des fourchettes de rémunération transparentes pour chaque niveau. Caroline Guillaumin, DRH du groupe, témoigne : « Ce système a réduit de 35% le temps consacré aux négociations salariales et a amélioré notre taux de conversion des candidatures de 22%, avec un impact particulièrement positif sur le recrutement de femmes dans les métiers techniques. »
De même, le groupe L’Oréal a déployé un outil d’intelligence artificielle qui analyse systématiquement toutes les décisions salariales pour détecter d’éventuels biais de genre. Cette approche préventive lui a permis d’obtenir la certification EDGE (Economic Dividends for Gender Equality), label mondial qui valorise l’engagement des entreprises pour l’égalité professionnelle.
Défis techniques et solutions émergentes
Face à ces nouvelles exigences, un écosystème de solutions techniques se développe rapidement. Les éditeurs de logiciels RH enrichissent leurs suites avec des modules dédiés à l’analyse des écarts salariaux. Des startups spécialisées comme Figures ou CompAnalyst proposent des plateformes permettant de comparer les pratiques salariales d’une entreprise avec les données du marché, facilitant ainsi la définition de fourchettes pertinentes pour les offres d’emploi.
Mais au-delà des outils, c’est une véritable expertise en « compensation management » qui devient nécessaire. Cette spécialité RH, déjà bien établie dans les pays anglo-saxons, reste peu développée en France. « Nous observons une augmentation de 40% des recherches de profils spécialisés en politique de rémunération depuis l’adoption de la directive », indique Jérôme Gontard, directeur chez Hays France.
Enfin, les organisations devront organiser la montée en compétence de leurs managers de proximité, qui seront en première ligne pour expliquer et justifier les écarts de rémunération au sein de leurs équipes. Cette dimension pédagogique, souvent négligée, sera cruciale pour l’acceptabilité sociale de la transparence et la prévention des tensions internes.
Opportunités pour les salariés : vers un rééquilibrage du pouvoir de négociation
La directive européenne sur la transparence salariale représente une avancée majeure pour les droits des salariés, en particulier pour les femmes qui subissent historiquement des discriminations de rémunération. Elle modifie profondément l’équilibre des pouvoirs dans la relation de travail, en corrigeant l’asymétrie d’information qui prévalait jusqu’alors dans les négociations salariales.
Un droit à l’information renforcé
La principale innovation pour les salariés réside dans leur nouveau droit à l’information sur les rémunérations. Concrètement, chaque travailleur pourra demander à son employeur des données comparatives sur sa propre rémunération par rapport aux moyennes de salaires pratiquées dans sa catégorie professionnelle. Si un écart injustifié est constaté, le salarié disposera ainsi d’éléments factuels pour appuyer une demande de revalorisation.
Cette transparence sera particulièrement précieuse pour les femmes qui, selon une étude de l’Apec publiée en 2022, bénéficient en moyenne de 16% de réajustement salarial lorsqu’elles disposent d’informations précises sur les rémunérations de leurs collègues masculins à poste équivalent. Comme le souligne Marie Donzel, consultante en égalité professionnelle : « La connaissance des écarts est le préalable indispensable à leur correction. Sans données objectives, les inégalités restent invisibles et donc non traitées. »
La directive prévoit par ailleurs un mécanisme de protection renforcé contre toute forme de représailles à l’encontre des salariés qui exerceraient ce droit à l’information ou qui partageraient des informations sur leur propre rémunération avec leurs collègues. Cette garantie est essentielle pour que le dispositif produise ses effets sans risque pour les employés.
Un pouvoir de négociation rééquilibré
En matière de recrutement, l’obligation d’afficher des fourchettes salariales dans les offres d’emploi bouleverse la dynamique traditionnelle de négociation. Les candidats aborderont désormais les entretiens avec une connaissance préalable du budget alloué au poste, ce qui leur permettra de se positionner en connaissance de cause et d’éviter le piège classique de la sous-valorisation.
Cette évolution est particulièrement significative pour les femmes, qui ont statistiquement tendance à formuler des prétentions salariales inférieures à celles des hommes. Une expérience menée par des chercheurs de l’Université de Harvard en 2021 a démontré que l’écart entre les prétentions salariales des hommes et des femmes disparaissait presque totalement lorsque les candidats disposaient d’informations sur les fourchettes de rémunération pratiquées.
L’interdiction faite aux recruteurs de questionner les candidats sur leurs rémunérations antérieures constitue un autre levier important de rééquilibrage. Cette pratique, qui perpétuait les discriminations salariales d’un emploi à l’autre, sera remplacée par une évaluation basée sur la valeur intrinsèque du poste et les compétences du candidat. Comme l’explique Karine Philippon, avocate spécialisée en droit social : « Cette disposition permettra aux salariés précédemment sous-payés de repartir sur des bases plus équitables, sans que leur historique salarial ne constitue un handicap permanent. »
Des mécanismes de recours collectifs facilités
Au-delà des droits individuels, la directive européenne transparence salariale renforce également les mécanismes de recours collectifs. Les organisations syndicales et les associations agréées pourront intenter des actions de groupe au nom de salariés victimes de discriminations salariales, avec la possibilité de demander réparation intégrale du préjudice subi.
Le renversement partiel de la charge de la preuve constitue une avancée majeure en matière procédurale. Désormais, lorsqu’un salarié présente des faits permettant de présumer l’existence d’une discrimination salariale directe ou indirecte, il incombera à l’employeur de prouver l’absence de discrimination. Ce mécanisme juridique devrait considérablement faciliter les actions en justice, jusqu’alors entravées par la difficulté de réunir des preuves.
Les syndicats français se sont déjà emparés de ces nouvelles dispositions pour développer des stratégies d’accompagnement des salariés. La CFDT a par exemple lancé en mars 2024 une plateforme digitale permettant aux salariés de comparer anonymement leurs rémunérations au sein d’une même entreprise. « Nous créons un contre-pouvoir basé sur la transparence des données », explique Laurent Berger, ancien secrétaire général de la CFDT.
Une transformation des cultures professionnelles
Au-delà des aspects juridiques, la directive européenne transparence salariale pourrait induire une transformation culturelle profonde dans le rapport des salariés à leur rémunération. Dans les pays nordiques, pionniers en matière de transparence, on observe une évolution vers une relation plus décomplexée à l’argent et aux négociations salariales.
Pour Alexandra Palt, directrice RSE chez L’Oréal : « La transparence permet de dépassionner le sujet des rémunérations en l’objectivant. Elle amène chacun à se concentrer sur les critères de valorisation des compétences plutôt que sur des perceptions subjectives influencées par des stéréotypes de genre. »
Cette évolution culturelle pourrait également avoir des effets positifs sur la santé mentale au travail, en réduisant le sentiment d’injustice souvent lié au soupçon d’inégalités salariales non vérifiables. Plusieurs études, dont celle de l’Université de Toronto publiée en 2022, établissent un lien entre la transparence des politiques de rémunération et la satisfaction au travail, particulièrement chez les femmes.
Défis de mise en œuvre et controverses
La transposition de la directive européenne transparence salariale en droit français soulève de nombreux défis techniques et suscite des controverses qui illustrent les tensions entre différentes visions de l’égalité professionnelle. Ces débats, loin d’être purement théoriques, auront des impacts concrets sur l’efficacité du dispositif final.
La question du seuil d’application : entre ambition et réalisme
L’un des points les plus débattus concerne le seuil d’application des obligations d’audit salarial. La directive fixe ce seuil à 100 salariés, mais laisse aux États membres la possibilité de l’adapter. Cette flexibilité a ouvert un front de négociation intense entre partenaires sociaux.
D’un côté, les organisations syndicales plaident pour un abaissement du seuil à 50 salariés, en cohérence avec l’index de l’égalité professionnelle déjà en vigueur. La CGT argue notamment que « les PME emploient 60% des femmes salariées en France » et que « les exclure du périmètre reviendrait à priver la majorité des travailleuses des bénéfices de la directive. »
À l’opposé, le Medef et la CPME militent pour un seuil relevé à 250 salariés, invoquant la charge administrative pour les structures de taille moyenne. Geoffroy Roux de Bézieux, ancien président du Medef, soulignait en janvier 2024 qu' »imposer des audits complexes aux PME sans leur donner les moyens de les réaliser serait contre-productif et risquerait de créer un rejet du principe même de transparence. »
Les débats au sein du Haut Conseil des rémunérations semblent s’orienter vers une solution de compromis, avec un seuil initial maintenu à 100 salariés pour trois ans, puis progressivement abaissé à 50 salariés. Cette approche graduelle permettrait d’adapter les outils et les méthodologies avant une généralisation du dispositif.
L’amplitude des fourchettes salariales : entre information et flexibilité
La définition de l’amplitude maximale des fourchettes salariales constitue un autre point d’achoppement majeur. La directive impose leur mention dans les offres d’emploi mais reste floue sur leur amplitude acceptable, laissant aux États membres le soin de préciser ce paramètre crucial.
Les entreprises, soutenues par leurs représentants, militent pour des fourchettes suffisamment larges (jusqu’à 40% d’écart entre minimum et maximum) afin de préserver des marges de négociation et d’adaptation aux profils. Elles s’appuient sur des exemples provenant d’autres États membres ayant déjà transposé la directive, comme l’Allemagne qui autorise des écarts allant jusqu’à 30%.
Les associations féministes et syndicats dénoncent quant à eux le risque de fourchettes trop larges qui videraient la mesure de sa substance. Ils citent l’exemple de certaines offres d’emploi allemandes affichant des fourchettes comme « 1400€-2600€ brut mensuel », plage si vaste qu’elle ne fournit aucune information véritablement utile au candidat.
Le Défenseur des droits a pris position sur ce sujet en recommandant que la loi de transposition impose une amplitude maximale de 15% entre le minimum et le maximum de la fourchette. Cette proposition, qui s’inspire des bonnes pratiques scandinaves, permettrait selon lui « un équilibre entre transparence effective et flexibilité nécessaire. »
Définition du « travail de même valeur » : un enjeu méthodologique complexe
La comparaison des rémunérations entre différents métiers à prédominance masculine ou féminine constitue un défi méthodologique majeur. Comment établir, par exemple, qu’un poste d’infirmière (profession féminisée à 87%) équivaut à un poste de technicien de maintenance (masculinisé à 92%) en termes de compétences requises, de responsabilités et de conditions d’exercice ?
La directive apporte une définition générale du « travail de même valeur » mais laisse aux États membres le soin d’en préciser les critères d’évaluation. En France, le ministère du Travail a commandé une étude auprès de l’ANACT (Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail) pour élaborer une méthodologie robuste.
Les premiers travaux, présentés en février 2024, suggèrent une grille d’analyse multicritères incluant :
- Les qualifications requises (diplômes, certifications, expérience)
- Les responsabilités exercées (encadrement, budget, impact des décisions)
- Les exigences physiques et mentales (charge physique, concentration, stress)
- Les conditions de travail (horaires, déplacements, environnement)
Chaque critère serait pondéré et noté selon une échelle standardisée. Cependant, cette approche suscite des débats sur la pondération à accorder à chaque dimension. Les métiers du care, par exemple, impliquent souvent une charge mentale et émotionnelle importante, dimension historiquement sous-valorisée dans les classifications professionnelles.
Comme le souligne la sociologue Dominique Méda : « La définition du travail de même valeur est un enjeu politique autant que technique, car elle implique de réévaluer ce que notre société considère comme précieux et digne de rémunération. »
Tensions entre confidentialité des données et droit à l’information
Un autre point de friction concerne l’articulation entre le droit à l’information des salariés et la protection des données personnelles. Comment permettre aux employés de comparer leurs salaires avec ceux de leurs collègues tout en respectant le principe de confidentialité des rémunérations individuelles ?
La CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) a émis en mars 2024 une note d’alerte sur ce sujet, rappelant que « la rémunération constitue une donnée personnelle sensible dont la diffusion doit être strictement encadrée. » Elle recommande que les informations comparatives soient systématiquement anonymisées et agrégées au niveau de groupes d’au moins cinq personnes.
Cette contrainte pourrait limiter l’efficacité du dispositif dans les petites structures ou les départements comptant peu de salariés. Par exemple, dans une équipe de trois personnes, comment savoir si l’on est moins bien rémunéré que ses collègues sans pouvoir accéder à des données comparatives ?
Des solutions alternatives sont explorées, comme la communication d’écarts en pourcentage plutôt que de montants absolus, ou encore la comparaison avec des médianes sectorielles plutôt qu’internes à l’entreprise lorsque les effectifs sont trop restreints pour garantir l’anonymat.
Ces débats techniques, s’ils peuvent sembler abstraits, détermineront en grande partie l’efficacité réelle de la directive une fois transposée en droit français. La qualité du compromis qui émergera des négociations influencera directement le potentiel transformateur de cette législation pour l’égalité salariale.
Bonnes pratiques et anticipation des entreprises
Face à l’échéance de 2026 pour la transposition de la directive européenne transparence salariale, certaines entreprises françaises n’attendent pas l’obligation légale pour transformer leurs pratiques. Ces organisations pionnières développent des approches innovantes qui peuvent servir d’inspiration pour l’ensemble du tissu économique.
Des grilles de rémunération objectives et transparentes
L’entreprise technologique Shine, filiale de la Société Générale spécialisée dans les services bancaires pour indépendants, a mis en place dès 2021 un système de « career framework » qui associe chaque poste à un niveau de compétences précis et à une fourchette de rémunération correspondante. Cette grille, accessible à tous les salariés sur l’intranet de l’entreprise, détaille les critères objectifs d’évolution et les paliers salariaux associés.
Nicolas Reboud, co-fondateur de Shine, témoigne : « Nous avons développé cette approche transparente pour éliminer les biais inconscients dans nos décisions salariales. Le résultat est édifiant : nous sommes passés d’un écart de rémunération femmes-hommes de 9% en 2020 à moins de 2% en 2023. » Cette expérience démontre qu’une politique volontariste de transparence peut produire des résultats rapides et mesurables.
Dans un autre secteur, le groupe hôtelier Accor a déployé en 2022 son programme « RiiSE » qui inclut une révision systématique des politiques salariales dans ses établissements. Chaque poste est désormais évalué selon une méthodologie standardisée qui prend en compte les compétences requises, l’impact sur l’activité et les conditions d’exercice, indépendamment des caractéristiques personnelles du titulaire. Cette approche a permis de revaloriser certains métiers traditionnellement féminisés, comme les fonctions de gouvernante, auparavant sous-évaluées par rapport à des postes techniques à prédominance masculine exigeant un niveau de qualification comparable.
L’audit salarial préventif comme outil de pilotage
Le groupe L’Oréal a développé une approche proactive de l’audit salarial, qui dépasse largement les exigences minimales de l’index de l’égalité professionnelle. L’entreprise réalise annuellement une analyse détaillée de sa structure de rémunération à travers 60 pays, en examinant plus de 200 variables potentiellement discriminantes.
Jean-Claude Le Grand, directeur des ressources humaines du groupe, explique : « Nous utilisons des algorithmes d’intelligence artificielle pour détecter des écarts statistiquement significatifs non justifiés par des facteurs objectifs comme l’ancienneté ou la performance. Chaque écart identifié déclenche automatiquement une revue par les RH locaux et un plan de correction si nécessaire. »
Cette approche systématique a permis au groupe d’obtenir la certification internationale EDGE (Economic Dividends for Gender Equality) au niveau Platinum, plus haut niveau de reconnaissance en matière d’égalité professionnelle. Au-delà de l’aspect éthique, L’Oréal met en avant le retour sur investissement de cette politique : « Nos études internes montrent que les filiales avec les plus faibles écarts salariaux présentent également les meilleurs taux d’engagement des collaborateurs et les plus faibles taux de turnover », souligne Jean-Claude Le Grand.
La transparence comme levier d’attractivité et de marque employeur
Certaines entreprises transforment contrainte en opportunité en faisant de la transparence salariale un argument d’attractivité. Le groupe de commerce en ligne ManoMano a ainsi choisi de mentionner systématiquement les fourchettes de rémunération dans ses offres d’emploi depuis 2022, bien avant l’obligation légale.
Philippe de Chanville, co-fondateur, témoigne : « Cette démarche a initialement suscité des craintes, notamment celle de voir nos concurrents s’aligner sur nos grilles salariales. Mais les bénéfices ont largement compensé ce risque : notre taux de conversion des candidatures a augmenté de 35%, et le nombre de candidatures féminines dans les métiers techniques a progressé de 42%. »
L’entreprise va plus loin en publiant annuellement un rapport détaillé sur sa politique salariale, incluant les médianes par métier et niveau hiérarchique. Cette transparence radicale constitue un puissant outil de différenciation dans un marché du travail tendu, particulièrement auprès des jeunes talents de la génération Z qui placent l’équité et les valeurs éthiques parmi leurs principaux critères de choix d’employeur.
Des approches collaboratives de définition des rémunérations
La startup Alan, spécialisée dans l’assurance santé, a développé une méthode participative de construction de sa politique salariale. Chaque niveau de rémunération est défini collectivement selon un processus transparent impliquant les équipes concernées.
Jean-Charles Samito, DRH de l’entreprise, décrit l’approche : « Nous organisons des ateliers où les collaborateurs contribuent à définir les critères d’évaluation des postes et les fourchettes de rémunération associées. Cette co-construction garantit l’acceptation sociale de notre grille salariale et élimine le sentiment d’arbitraire. »
Cette méthode s’accompagne d’un principe de « salary transparency » : chaque collaborateur peut connaître la rémunération médiane de son niveau et comprendre les critères qui déterminent sa position dans la fourchette. Sans aller jusqu’à la transparence totale pratiquée dans certaines entreprises scandinaves (où les salaires individuels sont connus de tous), cette approche intermédiaire permet de concilier équité perçue et respect de la confidentialité.
Des outils technologiques au service de l’équité salariale
Pour faciliter la mise en conformité, un écosystème de solutions techniques se développe rapidement. La startup française Figures propose par exemple une plateforme SaaS permettant aux entreprises d’analyser leurs écarts salariaux en temps réel et de simuler l’impact de différentes politiques de rattrapage.
« Notre solution permet d’identifier les zones de risque avant même qu’elles ne deviennent problématiques », explique Virgile Raingeard, fondateur de Figures. « Nous offrons également un benchmarking anonymisé par secteur, permettant aux entreprises de comparer leur politique salariale avec le marché tout en préservant la confidentialité des données. »
Ces outils de « compensation analytics » facilitent grandement la préparation à la directive transparence salariale en automatisant la collecte et l’analyse des données requises pour les rapports obligatoires. Ils permettent également de simuler différents scénarios de rattrapage salarial en fonction des contraintes budgétaires de l’entreprise.
Ces exemples démontrent qu’une transformation proactive des pratiques de rémunération est non seulement possible mais peut constituer un avantage concurrentiel. Les organisations qui anticipent la directive européenne transparence salariale se positionnent favorablement pour attirer et fidéliser les talents, tout en limitant leurs risques juridiques futurs.
Perspectives d’efficacité et limites potentielles
La directive européenne transparence salariale constitue sans conteste une avancée significative dans la lutte contre les inégalités de rémunération entre les femmes et les hommes. Cependant, son efficacité réelle dépendra de nombreux facteurs, et certaines limites intrinsèques au dispositif méritent d’être analysées pour nourrir une réflexion sur les mesures complémentaires nécessaires.
Efficacité prévisible : leçons des expériences internationales
Les expériences internationales offrent un éclairage précieux sur l’efficacité potentielle de la directive. L’Islande, pionnière mondiale en matière de transparence salariale avec sa loi de 2018 imposant une certification d’égalité de rémunération, a enregistré une réduction de son écart salarial de 5 points en cinq ans, passant de 14% à 9%. Cette évolution, bien que positive, montre qu’une élimination complète des écarts prend du temps, même avec des mesures contraignantes.
Le Danemark, autre pays précurseur ayant introduit une obligation de reporting salarial genré dès 2007, a connu une réduction de 7 points de son écart de rémunération sur 15 ans. Les études académiques menées par l’Université de Copenhague identifient un « effet accélérateur » durant les premières années suivant l’introduction de la législation, puis un ralentissement progressif du rythme de réduction.
Sur la base de ces expériences, on peut raisonnablement anticiper que la directive européenne permettrait une réduction de l’écart salarial français d’environ 3 à 5 points dans les cinq années suivant sa mise en œuvre complète. Cette projection, si elle se confirmait, marquerait une accélération significative par rapport au rythme actuel de réduction, estimé à moins d’un point par décennie.
Limites structurelles : au-delà de la transparence
Malgré son ambition, la directive présente plusieurs limites structurelles qui pourraient restreindre son impact. Premièrement, elle n’aborde que partiellement la ségrégation horizontale du marché du travail, c’est-à-dire la concentration des femmes dans des secteurs d’activité moins valorisés économiquement. Comme le souligne l’économiste Dominique Meurs : « La transparence permet d’identifier les écarts injustifiés à poste équivalent, mais elle ne résout pas la question de la valorisation sociétale différenciée des métiers selon leur genre. »
La directive n’intervient pas non plus directement sur les causes profondes des interruptions de carrière plus fréquentes chez les femmes, notamment liées à la maternité et aux responsabilités familiales. Si elle prévoit bien une protection contre les pénalisations salariales au retour de congé maternité, elle ne crée pas de mécanismes nouveaux pour faciliter l’articulation entre vie professionnelle et vie personnelle.
Par ailleurs, le dispositif s’appliquera principalement au secteur privé, alors que le secteur public présente également des écarts significatifs. En France, l’écart de rémunération dans la fonction publique atteint 13,9%, un chiffre paradoxal dans un secteur supposément régi par des grilles salariales standardisées. Cette situation révèle que les mécanismes discriminatoires peuvent persister même dans des systèmes formellement équitables, notamment via les différences de progression et les systèmes de primes.
Risques de contournement et effets pervers
Plusieurs experts pointent des risques de contournement qui pourraient limiter l’efficacité de la directive. Anne-Sophie Godfroy, chercheuse au CNRS, alerte sur le phénomène de « différenciation des intitulés de poste » : « Nous observons dans certaines entreprises nordiques une tendance à multiplier les appellations de fonctions pour justifier des écarts de rémunération, rendant les comparaisons plus difficiles. »
Un autre risque concerne l’utilisation stratégique des fourchettes salariales. Si la transposition française autorise des fourchettes trop larges, certains employeurs pourraient afficher des plages de rémunération si vastes qu’elles en deviendraient peu informatives. Ce phénomène est déjà observable en Allemagne, où des offres mentionnent parfois des fourchettes avec plus de 40% d’écart entre le minimum et le maximum.
Par ailleurs, la focalisation sur les écarts salariaux directs pourrait détourner l’attention d’autres formes de rémunération où les inégalités persistent, notamment les bonus, les stock-options ou les avantages en nature. Ces éléments, qui constituent une part croissante de la rémunération globale dans certains secteurs, ne sont que partiellement couverts par les obligations de reporting de la directive.
Conditions d’efficacité : contrôle et sanctions
L’expérience internationale démontre que l’efficacité d’une législation sur la transparence salariale dépend étroitement de deux facteurs clés : la qualité des contrôles et la dissuasion des sanctions. En Islande, le taux de conformité élevé (92% des entreprises certifiées) s’explique largement par l’intensité des contrôles et la sévérité des amendes pouvant atteindre 400 euros par jour de retard.
En France, l’inspection du travail compte environ 2 000 agents pour contrôler plus de 1,8 million d’entreprises, un ratio qui soulève des questions sur sa capacité à assurer un contrôle effectif de la future législation. Comme le souligne Sophie Greder, inspectrice du travail : « Sans renforcement significatif des effectifs et formation spécifique des agents aux problématiques d’égalité salariale, le risque existe que la directive reste partiellement lettre morte. »
Quant aux sanctions, leur caractère véritablement dissuasif dépendra des choix effectués lors de la transposition. La directive laisse une marge d’appréciation aux États membres, se contentant d’exiger des sanctions « effectives, proportionnées et dissuasives ». L’exemple de l’index de l’égalité professionnelle français illustre les limites d’un système de sanctions insuffisamment calibré : sur les 1 400 entreprises en infraction en 2022, seules 17 ont effectivement été sanctionnées financièrement.
Mesures complémentaires nécessaires
Pour maximiser l’impact de la directive, plusieurs mesures complémentaires apparaissent nécessaires. En premier lieu, une politique ambitieuse de revalorisation des métiers à prédominance féminine, particulièrement dans les secteurs du soin, de l’éducation et du social. Cette revalorisation, qui relève largement de choix politiques nationaux, constituerait un levier puissant pour réduire les écarts structurels liés à la ségrégation horizontale du marché du travail.
Parallèlement, un renforcement des politiques de conciliation vie professionnelle-vie personnelle semble indispensable, notamment via l’extension du congé paternité (récemment porté à 28 jours en France) et le développement des services de garde d’enfants. Ces mesures permettraient de réduire les interruptions de carrière féminines qui constituent un facteur majeur d’écart salarial sur le long terme.
Enfin, une politique ambitieuse d’éducation à l’égalité dès le plus jeune âge apparaît comme un complément nécessaire pour agir sur les racines culturelles des inégalités salariales. Comme le souligne Sylvie Leyre, experte en ressources humaines : « La transparence salariale est un outil correctif essentiel, mais la solution durable passe par une transformation des représentations sociales des métiers et des compétences. »
Ces mesures complémentaires, combinées à une application rigoureuse de la directive transparence salariale, pourraient créer les conditions d’une réduction accélérée et durable des écarts de rémunération entre les femmes et les hommes en France.
Conclusion
La directive européenne sur la transparence salariale du 10 mai 2023 constitue incontestablement un tournant majeur dans la lutte contre les inégalités de rémunération entre les femmes et les hommes. En introduisant des obligations de transparence à tous les stades de la relation de travail, elle vient rompre avec des siècles d’opacité qui ont contribué à maintenir des écarts de salaire injustifiés.
L’approche adoptée par le législateur européen marque un changement de paradigme profond : plutôt que de se contenter d’affirmer le principe d’égalité de rémunération, cette directive agit sur les mécanismes concrets qui permettent la persistance des discriminations salariales. En rendant obligatoire l’affichage des fourchettes de rémunération dans les offres d’emploi, en interdisant les questions sur les salaires antérieurs et en imposant des audits détaillés aux entreprises, elle crée les conditions d’une transparence systémique susceptible de transformer durablement les pratiques.
Pour la France, dont l’index de l’égalité professionnelle constituait déjà une avancée significative mais insuffisante, la transposition de cette directive d’ici juin 2026 représente un défi considérable, tant sur le plan technique que culturel. Les débats intenses autour des modalités d’application – seuil d’entreprises concernées, amplitude des fourchettes salariales, définition du travail de même valeur – témoignent des résistances que suscite encore l’idée d’une transparence totale sur les rémunérations.
Pourtant, les entreprises pionnières qui ont anticipé cette évolution démontrent qu’une politique volontariste de transparence salariale peut produire des effets rapides et mesurables sur la réduction des écarts. Bien plus qu’une contrainte réglementaire supplémentaire, la directive européenne transparence salariale peut constituer une opportunité de transformation positive des organisations, renforçant leur attractivité auprès des talents et leur performance sociale globale.
Si les expériences internationales laissent présager une efficacité réelle mais progressive du dispositif, elles soulignent également l’importance cruciale des modalités de contrôle et de sanction, ainsi que la nécessité de mesures complémentaires pour agir sur les causes structurelles des inégalités, notamment la ségrégation horizontale du marché du travail et les interruptions de carrière plus fréquentes chez les femmes.
En définitive, la directive européenne transparence salariale s’inscrit dans une perspective historique plus large, celle de l’émancipation économique des femmes et de la reconnaissance de la valeur réelle de leur contribution au monde du travail. Elle constitue un maillon essentiel, mais non suffisant, dans la chaîne des transformations nécessaires pour construire une société où le genre ne déterminerait plus le niveau de rémunération.
Comme le résumait éloquemment Simone de Beauvoir : « Ce n’est pas en faisant monter les femmes dans les places fortes du pouvoir que l’on changera les structures de ce pouvoir. » La transparence des rémunérations ne changera pas à elle seule les structures profondes des inégalités, mais elle contribue à les rendre visibles et donc contestables, premier pas indispensable vers leur démantèlement.